Dumping, nomadisme et exil fiscal : pour en finir avec les caricatures
Dumping, nomadisme et exil fiscal : pour en finir avec les caricatures
Nous nous rappelons que lors de son entretien télévisé du 31 août 2025, l’ancien Premier ministre François Bayrou a accusé l’Italie de pratiquer une politique de « dumping fiscal », évoquant un prétendu « nomadisme fiscal » qui inciterait, selon lui, les contribuables français à franchir les Alpes pour s’installer de l’autre côté de la frontière.
Depuis cette date, le débat s’est cristallisé autour du projet d’instaurer un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des « ultra-riches », ainsi que sur les méthodes destinées à en assurer le recouvrement, y compris à l’égard des contribuables qui envisagent de quitter la France pour s’installer dans un autre État.
Dans ce contexte, une partie du monde politique et médiatique semble pratiquer le « marquage au fer rouge » de l’exil fiscal, sans nuance ni distinction. Ainsi, un contribuable qui choisit de s’installer en Italie peut être aussitôt désigné comme un « exilé fiscal », comme si l’Italie (huitième puissance économique mondiale, 59 millions d’habitants, héritière de plusieurs millénaires d’histoire et de culture et détentrice du plus grand nombre de sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO… et la liste continue) pouvait être assimilée à Monaco ou à quelque île exotique à fiscalité privilégiée.
Les mots ont leur importance.
L’expression « nomadisme fiscal », tout comme celle d’« exil fiscal », véhicule l’idée d’un comportement marginal, presque déviant, qui consisterait à fuir son pays essentiellement, voire exclusivement, pour échapper à l’impôt. Or, l’usage non réfléchi de ces termes entre en décalage avec notre époque. En 2025, le contribuable n’est plus un objet fixe enraciné sur son territoire d’origine : les individus sont mobiles.
L’ouverture à l’international des études, des carrières et des familles, surtout en Europe compte tenu des quatre libertés fondamentales du marché unique, a façonné une génération pour qui vivre et travailler dans plusieurs pays au cours d’une vie n’est pas l’exception, mais la norme.
Je suis moi-même un enfant de l’Europe, issu de la génération Erasmus, celle qui a étudié, travaillé, et parfois fondé une famille de l’autre côté des frontières. Cette mobilité culturelle et affective devient, quelques années plus tard, une mobilité professionnelle, économique et patrimoniale.
À l’heure où des millions d’Européens circulent naturellement d’un État à l’autre, prononcer le terme « nomadisme fiscal » revient à méconnaître cette transformation profonde.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser les régimes fiscaux d’attraction mis en place par certains États, dont l’Italie. Mais qualifier ces régimes de « dumping fiscal » est pour le moins inexact.
Le principal dispositif italien, prévu par l’article 24-bis du TUIR, permet aux nouveaux résidents fiscaux d’opter pour un impôt forfaitaire de 200 000 euros (depuis août 2024, contre 100 000 euros auparavant). Cet impôt ne vise que les revenus de source étrangère. La France conserve le droit d’imposer les loyers perçus sur un bien immobilier situé sur son territoire, de prélever un impôt à la source sur les dividendes versés par une société française à son actionnaire personne physique ou encore, comme dans le cas de l’Italie, de taxer les plus-values sur la cession de participations substantielles dans le capital d’une société résidente en France.
L’Italie, de son côté, ne renonce pas à taxer ses propres bases fiscales : les revenus produits en Italie demeurent soumis au barème progressif, avec un taux de 43 % au-delà de 50 000 euros de revenus annuels, bien supérieur à celui appliqué en France sur une large tranche intermédiaire. Les dividendes de source italienne subissent une retenue à la source de 26 %.
Le régime forfaitaire n’est donc pas une exonération générale, mais un impôt forfaitaire ciblé sur des revenus dont l’imposition principale reste souvent attachée à l’État de source. Et bien entendu, l’option pour cet impôt forfaitaire en Italie a pour conséquence d’exclure le bénéfice, pour le contribuable, de tout crédit d’impôt auquel il aurait droit sur ses revenus de source étrangère.
Ce régime n’est donc pas un « cadeau fiscal » inconditionnel. Il s’accompagne d’un contrôle rigoureux de l’administration italienne, comme l’illustre l’affaire Cristiano Ronaldo. Dans ce dossier, certains revenus que le conseil du contribuable qualifiait de source étrangère, en l’occurrence des droits à l’image rémunérés par des sociétés non-résidentes, ont été requalifiés par le juge en revenus de source italienne. La juridiction a en effet considéré que ces revenus procédaient d’une véritable activité économique exercée en Italie, assimilable à une entreprise individuelle, et non d’une simple exploitation passive de droits. Conséquence : ils ont été soumis au barème progressif de l’impôt italien sur le revenu, comme tout revenu généré sur le territoire.
L’Italie protège ainsi ses recettes fiscales nationales. Elle propose seulement une opportunité forfaitaire (et très intéressante économiquement) pour l’imposition des revenus étrangers, sans rien céder sur la fiscalité domestique.
Et la France, dans tout cela ? Elle a été pionnière : dès 2003, elle a institué son propre régime d’attraction des impatriés (article 155 B du Code général des impôts), bien avant l’Italie. De plus, les impatriés en France peuvent bénéficier d’une exonération temporaire de l’affiliation au régime de retraite de base et complémentaire, pour une durée pouvant aller jusqu’à six ans (articles L. 767-2 et D. 767-1 du Code de la sécurité sociale).
Si les sportifs peuvent bénéficier du régime des impatriés en France, l’Italie a, de son côté, réformé le sien en subordonnant l’éligibilité à la détention de qualifications ou de spécialisations élevées, telles qu’une licence universitaire, ou d’autres critères alternatifs rarement remplis, par exemple, par les footballeurs professionnels.
Les discours dénonçant le « dumping fiscal » italien passent donc sous silence ce qui, chez nous, est présenté comme une politique de compétitivité.
Ceux qui quittent la France aujourd’hui le font pour un projet de vie privée et/ou professionnelle. Ce sont des personnes qui ont les compétences linguistiques et les qualités culturelles pour vivre un chapitre de leur vie dans un État autre que la France. L’expatriation n’est pas une représaille du contribuable contre l’État : l’expatriation est aujourd’hui un événement « normal » de la vie, dans le sillage de la culture Erasmus que nous avons respirée à l’université.
La question que je me pose alors est la suivante : quelle stratégie la France entend-elle adopter pour rester attractive dans une société où la mobilité internationale est devenue une donnée structurelle ?
À l’ère de la société mobile, nous devrions concentrer nos efforts sur la mise en place de mesures d’attractivité capables d’attirer capitaux et talents en France. Plutôt que de critiquer les dispositifs mis en œuvre en Italie, nous pourrions nous en inspirer. Surtout, il est urgent d’abandonner la morale du marquage au fer rouge des soi-disant exilés fiscaux : elle risque de détériorer la qualité des relations entre l’administration française et les citoyens mobiles, et d’installer des tensions inutiles entre l’État et son environnement international. Car tout indique que la mobilité internationale des personnes physiques va continuer à croître de manière significative, particulièrement en Europe, portée par la digitalisation du travail et des patrimoines, notamment pour les nouvelles générations.
Dans une société mobile, le risque est réel de voir partir le cœur battant de notre économie.
L’enjeu ainsi n’est pas de dénoncer le « nomadisme fiscal » ou l’exil fiscal.
L’enjeu est de repenser notre fiscalité dans un monde, et un continent, où la mobilité est devenue une évidence culturelle, économique et humaine.
Sandro ASSOGNA