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Le pacte Dutreil face aux opérations extraordinaires et à la mobilité internationale

 

Le pacte Dutreil face aux opérations extraordinaires et à la mobilité internationale

 

Contexte : le grand transfert intergénérationnel de richesse

Dans les décennies à venir, le monde s’apprête à vivre le plus important transfert intergénérationnel de richesse de l’histoire. Baptisé le « grand transfert de richesse » (Great Wealth Transfer), ce phénomène inédit verra des actifs considérables passer aux mains des générations plus jeunes, redessinant ainsi les équilibres économiques.

À l’échelle mondiale, ce mouvement est estimé à 18 300 milliards de dollars d’ici 2030, dont 3 500 milliards en Europe (source : Wealth-X, Preservation and Succession : Family Wealth Transfer 2021). Dans un tel contexte, organiser la transmission de son patrimoine n’est plus un simple acte de prévoyance, mais un enjeu économique, familial et juridique majeur.

Anticiper, structurer et sécuriser : telle est la clé d’une transmission réussie. Pour y parvenir, plusieurs instruments juridiques peuvent être mobilisés (seuls ou combinés) afin d’alléger la charge fiscale, d’assurer la continuité patrimoniale et de préserver la paix familiale.

C’est précisément dans cette perspective que cet article s’attache à examiner le pacte Dutreil, dispositif central de la transmission d’entreprise en France. Bien qu’il fasse régulièrement l’objet de discussions dans le débat politique quant à son coût budgétaire et à son périmètre d’application, il demeure l’un des instruments les plus structurants pour assurer la pérennité des entreprises familiales et la stabilité du capital productif.

Le pacte Dutreil : pilier fiscal de la transmission d’entreprise familiale

Le pacte Dutreil, dispositif visant à garantir la pérennité de l’activité et la stabilité de l’actionnariat des entreprises familiales, inscrit aux articles 787 B et suivants du CGI, est sans doute le plus puissant des leviers fiscaux de transmission d’entreprise. Il se distingue par :

  • un abattement de 75 % sur la base brute imposable aux droits de mutation à titre gratuit (DMTG) lors de la transmission de titres de société ou d’entreprises individuelles, en mutation mortis causa ou donation ;
  • une possible réduction des DMTG de 50 % en cas de donation de la pleine propriété de droits sociaux ou d’entreprises individuelles lorsque le donateur est âgé de moins de 70 ans au jour de la donation, ainsi que par le paiement différé (5 ans) et fractionné (10 ans) des DMTG.

Dans sa conception, le pacte Dutreil se prête particulièrement bien à la situation idéale : celle d’une famille unie autour d’un projet d’entreprise commun, où tous les héritiers, donataires ou légataires sont actifs dans la société transmise, participent à sa direction et partagent la volonté de la faire prospérer. Dans ce contexte, le dispositif trouve toute sa cohérence : il lie étroitement la transmission du capital à la poursuite effective de l’activité, garantissant la continuité de la gouvernance familiale.

Pour rappel, quatre conditions principales doivent être remplies :

  • il doit s’agir d’une société dont l’activité prépondérante est industrielle, commerciale au sens des articles 34 et 35 du CGI, artisanale, agricole ou libérale. Sont exclues du dispositif les sociétés de gestion de patrimoine mobilier ou immobilier, à l’exception des holdings animatrices, c’est-à-dire celles qui participent activement à la conduite de la politique du groupe et au contrôle de ses filiales opérationnelles. Le respect de cette condition doit être assuré pendant toute la durée de l’engagement collectif (ou unilatéral) et de l’engagement individuel de conservation ;
  • les titres concernés doivent faire l’objet d’un engagement collectif ou unilatéral de conservation (ECC) d’une durée minimale de deux ans, en cours au jour de la transmission. L’ECC doit porter sur au moins 17 % des droits financiers et 34 % des droits de vote pour une société non cotée (ou 10 % des droits financiers et 20 % des droits de vote si les titres sont admis à la négociation sur un marché réglementé) ;
  • l’héritier, donataire ou légataire doit s’engager, dans la déclaration de succession ou dans l’acte de donation, à conserver les parts ou actions transmises pendant quatre ans à compter de la fin de l’ECC. Cet engagement individuel de conservation (EIC) constitue la deuxième phase de l’obligation de détention et prolonge la stabilité recherchée par le dispositif ;
  • enfin, l’un des associés signataires de l’ECC, depuis la signature de cet engagement, ou, à compter de la transmission, l’un des héritiers, légataires ou donataires ayant conclu l’EIC, doit exercer une fonction de direction dans la société transmise jusqu’au terme de l’ECC et pendant les trois années suivant la transmission. Cette exigence assure le maintien d’un lien réel entre la détention du capital et la direction effective de l’entreprise.

Mais la réalité des familles entrepreneuriales est souvent plus nuancée. Au fil des générations, les profils, les projets et les sensibilités divergent. Tous les enfants n’ont pas nécessairement la vocation, les compétences ou le désir de poursuivre l’aventure entrepreneuriale. Certains orientent leur carrière ailleurs, d’autres vivent à l’étranger, et d’autres encore aspirent à bénéficier d’une part équitable du patrimoine familial sans s’impliquer dans la gestion quotidienne de l’entreprise. Cette diversité, loin d’être un obstacle, peut être organisée avec intelligence.

 

Transmettre sans diviser : comment le Pacte Dutreil et le Family Buy-Out préservent l’équilibre familial

C’est précisément dans ce contexte que le législateur a prévu une souplesse précieuse : l’alinéa f de l’article 787 B du CGI. Afin d’éviter qu’une stricte obligation de conservation n’empêche toute réorganisation, ce texte permet, sous conditions, qu’un apport des titres soumis au pacte Dutreil à une société holding n’emporte pas la remise en cause de l’exonération partielle de 75 %.
L’esprit du dispositif est limpide : permettre aux familles de regrouper leurs participations dans une structure unique, sans rompre l’équilibre du pacte, dès lors que l’opération ne modifie ni la substance économique de l’entreprise ni le contrôle exercé par les signataires.

Trois conditions cumulatives encadrent cette tolérance : la société bénéficiaire de l’apport doit être majoritairement composée de participations dans la société exploitante et détenue, à hauteur d’au moins 75 % de son capital et de ses droits de vote, par les signataires du pacte ou leurs ayants droit ; sa direction doit être assurée par l’un ou plusieurs d’entre eux ; enfin, la société doit s’engager à conserver les titres reçus jusqu’à la fin des engagements, tandis que les apporteurs doivent conserver les titres reçus en contrepartie pendant la même durée. Ce mécanisme instaure une chaîne de conservation, garante de la stabilité de l’ensemble.

Ce cadre légal ouvre la voie à des opérations sophistiquées d’ingénierie familiale, au premier rang desquelles figure le Family Buy-Out (FBO). Cette technique, inspirée du monde des transmissions d’entreprises, permet d’assurer un rééquilibrage patrimonial au sein de la famille tout en préservant la pérennité du contrôle. Lorsqu’un ou plusieurs enfants ne souhaitent pas poursuivre l’activité, le FBO permet à ceux qui reprennent la direction de racheter progressivement les parts des autres, en s’appuyant sur la structure de holding issue du pacte Dutreil.

Concrètement, l’opération repose sur la création d’une holding familiale : les donataires ou héritiers apportent à cette société les titres reçus dans le cadre du pacte. La holding peut ensuite assumer la charge des soultes dues entre copartagés, acquérir des titres supplémentaires auprès du donateur, et mobiliser les ressources nécessaires (emprunt, quasi-fonds propres ou ouverture partielle du capital) pour financer ces besoins. Ce montage, conforme à l’esprit du f de l’article 787 B, permet de concilier fiscalité optimisée, financement équilibré et cohésion familiale.

Dans la pratique, la création d’un holding de FBO s’accompagne fréquemment de la conclusion d’un pacte familial, conclu entre le donateur, les donataires et les personnes morales concernées. Ce pacte vise à organiser le contrôle du capital, à encadrer la gouvernance et à prévoir la liquidité future des titres. Il peut comporter des clauses d’inaliénabilité, d’agrément ou de préemption, des promesses croisées d’achat et de vente assorties de formules de valorisation, ou encore des règles relatives à la direction, à la politique de dividendes et à la rémunération des membres de la famille.

Ainsi, la combinaison du pacte Dutreil, du Family Buy-Out et du pacte familial permet de transformer une opération fiscale en véritable projet stratégique et humain. Ce triptyque articule la protection du patrimoine, la pérennité économique de l’entreprise et l’équité entre héritiers, conciliant la rigueur du droit fiscal avec la délicatesse des équilibres familiaux.

 

Fusions et scissions : sécuriser le pacte Dutreil lors des opérations de restructuration

Les opérations de fusion ou de scission intervenant pendant la période d’engagement prévue à l’article 787 B du CGI soulèvent une question délicate : celle de la compatibilité entre la continuité économique inhérente à ces restructurations et les exigences formelles du régime Dutreil. Le législateur, conscient des contraintes que pouvait générer une interprétation stricte, a expressément admis (aux g et h du même article) que ces opérations n’entraînent pas, en elles-mêmes, la remise en cause de l’exonération partielle, à condition que les titres reçus en contrepartie soient conservés jusqu’au terme des engagements initialement souscrits. Cette neutralité juridique, toutefois, demeure circonscrite à la condition de conservation : elle ne s’étend ni à la condition tenant à l’exercice d’une fonction de direction ni à celles relatives au périmètre du contrôle.

En pratique, le risque principal tient à l’interruption de la fonction de direction exigée par le texte : aucune disposition n’autorise, à ce jour, à considérer comme remplie cette condition lorsque la fonction est transférée dans la société absorbante ou dans l’une des entités issues d’une scission.

De même, une fusion transfrontalière ou impliquant une dilution du contrôle collectif pourrait, selon les cas, altérer la détention directe ou indirecte requise pour la validité du pacte. Dès lors, si l’opération elle-même ne constitue pas une cause automatique de déchéance, son incidence sur la structure du groupe et sur la gouvernance doit être rigoureusement anticipée : seule une approche globale, intégrant à la fois les impératifs du droit des sociétés et les exigences de l’article 787 B, permet d’assurer la pérennité du régime de faveur.

 

Transfert de siège social à l’étranger : anticiper les risques de déchéance du régime Dutreil

Le transfert du siège social d’une société soumise à un pacte Dutreil hors de France constitue une hypothèse non expressément régie par l’article 787 B du CGI, ni par la doctrine administrative. Cette absence de texte crée une incertitude majeure quant à la pérennité du régime d’exonération partielle en cas de déplacement du centre de direction effective à l’étranger pendant la durée des engagements de conservation.

Sur le plan théorique, lorsque le transfert est réalisé au sein de l’Union européenne, il n’entraîne pas nécessairement la disparition de la personnalité morale de la société française, ce qui milite en faveur d’une interprétation respectueuse de la continuité juridique. Dans cette configuration, l’opération ne devrait pas être assimilée à une cession ni à une annulation des titres susceptible de rompre l’engagement de conservation, et n’entraînerait donc pas, en principe, la déchéance de l’exonération partielle.

Cette lecture s’inscrit dans la logique de neutralité des opérations de mobilité intra-européenne, déjà reconnue en matière de report d’imposition (article 150-0 B ter du CGI) ou d’exit tax, où la continuité économique et juridique du contribuable ou de la société justifie le maintien du régime de faveur. Pour autant, une telle position demeure à ce jour fragile, faute de confirmation législative ou doctrinale explicite.

A contrario, un transfert de siège hors de l’Union européenne pourrait être analysé comme une rupture du lien de rattachement à l’ordre juridique français, conduisant à la disparition de la société française et, par suite, à l’annulation des titres. Or, l’article 787 B du CGI ne prévoit une exception à la déchéance de l’exonération qu’en cas d’annulation motivée par des pertes ou une liquidation judiciaire. En dehors de ces hypothèses, la déchéance de plein droit demeure la conséquence la plus probable. Il en résulte que toute opération de transfert de siège à l’étranger doit être précédée d’une analyse rigoureuse des effets civils et fiscaux, et, le cas échéant, d’une consultation préalable de l’administration afin de sécuriser la conservation du régime de faveur.

 

Transfert de résidence fiscale de l’héritier : un risque latent pour la stabilité du pacte Dutreil

Le départ à l’étranger d’un héritier, donataire ou légataire ayant bénéficié du régime Dutreil n’est pas expressément envisagé par l’article 787 B du CGI. Pourtant, cette situation devient de plus en plus fréquente à l’heure de la mobilité internationale des familles et des dirigeants. Sur le plan strictement textuel, le changement de résidence fiscale n’emporte pas, à lui seul, la déchéance de l’exonération partielle : la condition de conservation des titres repose sur la détention juridique, et non sur la résidence du détenteur. L’héritier expatrié demeure donc, en principe, lié par son engagement individuel de conservation jusqu’à son terme.

Cependant, plusieurs zones de fragilité méritent une vigilance particulière. En premier lieu, l’exercice d’une fonction de direction (exigé pendant les trois années suivant la transmission) peut s’avérer difficilement compatible avec une installation à l’étranger, notamment lorsque l’activité opérationnelle et le centre de décision demeurent en France. Une absence prolongée ou un exercice partiel à distance pourrait être interprété comme une rupture de la condition d’exercice effectif, entraînant la remise en cause du régime de faveur.

En second lieu, la mobilité internationale doit être appréhendée sous l’angle de la fiscalité de la transmission dans l’État d’accueil. Les conventions fiscales en matière de droits de succession conclues par la France demeurent peu nombreuses, et celles relatives aux donations encore plus rares. En l’absence de convention bilatérale applicable, le pays de destination pourrait imposer la transmission selon son propre droit interne, conduisant à un risque de double imposition internationale. Dès lors, le projet de mobilité internationale doit être réalisé avant la donation ou la succession afin d’éviter l’attraction de l’imposition dans l’État de résidence du bénéficiaire.

Enfin, il convient de rappeler une conséquence plus indirecte mais potentiellement déterminante : le lieu d’exercice des fonctions de direction. Si le donataire ou l’héritier exerçant une fonction dirigeante transfère sa résidence fiscale à l’étranger et continue d’administrer la société depuis son nouveau pays de résidence, le risque de voir le siège de direction effective (et donc la résidence fiscale de la société elle-même) requalifié dans cet État n’est pas négligeable. Une telle situation pourrait produire des effets en chaîne sur le régime Dutreil, les retenues à la source et la fiscalité future des distributions.

En pratique, tout projet d’expatriation d’un bénéficiaire du pacte Dutreil doit faire l’objet d’une analyse approfondie, croisant droit interne, conventions fiscales et gouvernance sociétaire. La sécurisation du régime passe par une coordination étroite entre fiscalité personnelle et stratégie de direction, afin d’éviter qu’un choix de vie ne compromette la stabilité juridique et fiscale de l’ensemble du dispositif.

 

En conclusion : anticiper, anticiper et anticiper

Le régime Dutreil se situe à la croisée du temps et de la gouvernance : il exige la stabilité du contrôle, la continuité des fonctions de direction et le respect d’engagements de conservation étalés sur plusieurs années. Dans ce cadre, la maîtrise du « tempo » devient un élément essentiel de sécurité juridique.

Les opérations extraordinaires représentent des opportunités de réorganisation et d’optimisation patrimoniale, mais leur impact sur la structure du capital ou de la direction impose une anticipation minutieuse.

À l’inverse, la mobilité internationale des héritiers ou dirigeants relève d’une autre logique : elle ne transforme pas la société, mais elle peut en fragiliser l’équilibre fiscal, notamment au regard de la fonction de direction ou de la qualification du siège de direction effective.

Dans les deux cas, seule une planification en amont (juridique, fiscale, financière et opérationnelle) permet de préserver la cohérence du régime et d’en défendre la validité en cas de remise en question.

 

Sandro ASSOGNA